Ceux qui me suivent depuis les débuts
savent que j’avais déjà traité du sujet du Wen et du Wu il y a quelques années
en deux articles séparés. Le temps passant, je trouve que malgré ces deux
parties, le thème reste incomplet.
Vous l’aurez compris, le sujet me
passionne, voici donc un troisième et ultime volet.
Pour commencer, rappelons que le Wu 武, le martial, définit ce qui a attrait à la guerre, au
combat, tandis que le Wen 文 lui, définit ce qui a attrait à
l’érudition, au scolaire. Comme je l’avais déjà présenté dans mes anciens
écrits, ils sont indissociables à l’élaboration d’un guerrier accompli.
Le Wen et le Wu sont représentés par le pinceau,
symbolisant l’érudition et la hallebarde, représentant la guerre. Deux facettes
d’un même joyau, deux versants d’une même montagne, deux entités antagonistes,
mais pourtant bien reliées, la complémentarité du Yin avec le Yang. Et
pourtant, ce n’est pas toujours de cette façon qu’ils furent perçus.
Le pinceau, le Wen |
La hallebarde, le Wu |
Selon les périodes, ils ont joué à tour de rôle une fonction
de dominant/dominé. Les érudits de la cour méprisaient les affaires militaires
qui n’étaient pour eux que des activités inférieures. Les généraux quant à eux
ne trouvaient pas toujours les érudits très pragmatiques dans leur approche de
la réalité, cela causant la perte de bien des empires.
Le Wen et le Wu furent alors réunis, séparés, puis réunis à
nouveau
* L’emblème le plus représentatif de cette
réunion est sans aucun doute l’épée. N’étant plus utilisée sur les champs de
batailles, elle devint une arme acceptée par les gentleman, un symbole
témoignant du statut de guerrier-érudit de son propriétaire. Il va sans dire que
nombre de leurs possesseurs, hommes de lettres, purent et surent l’utiliser
avec efficience. *
Le milieu de dynastie Ming fut une période faste jouissant d’une
paix relative. Le gouvernement se détourna une nouvelle fois peu à peu des
affaires militaires, allouant moins de fonds au bon fonctionnement de son armée
et privilégiant dès lors nettement la pratique des arts et de l’étude.
Ce choix méprisant envers la pratique martiale lui coûtera la
fin de son règne. Les Mandchous, peuple barbare venant du nord-est, établiront la
dynastie Qing, devenant désormais les seuls maîtres de la Chine.
Evolution historique du caractère Wu 武 “Martial“
Le caractère Wu 武 est constitué de deux clefs, celle
introduisant l’idée de stopper 止 zhǐ et celle de la hallebarde 戈 gē. J’avais statué dans mon premier article que le 止 zhǐ était stopper au sens littéral du terme, donc, le sens
complet du caractère serait “stopper la guerre“, et c’est en effet le cas...
mais pas seulement… Si l’on remonte plus loin dans le passé, 止 zhǐ portait une toute autre signification… celle inverse de
“marcher“.
Donc, le sens originel du caractère n’était pas comme nous le
connaissons aujourd’hui de “stopper la guerre“, mais au contraire de “marcher à
la guerre“ !
Le sens changera et sera rencontré pour la première fois dans
sa seconde signification dans les “Annales des Printemps et Automnes“ (481 av.
J.-C.).
Le Wu De la Vertu Martiale
Le Wen et le Wu réunis donnèrent naissance au Wu De 武 德, la vertu martiale. De nos
jours, nombre de pratiquants d’arts martiaux font un amalgame un peu rapide et
surtout imprécis entre la vertu et les arts martiaux, sans savoir finalement
lequel a engendré l’autre. Essayons d’y apporter plus de précisions.
En effet, durant la Période des Royaumes Combattants (480-221
av. J.-C.), le concept de vertu martiale “Wu De“ fera son apparition. Il est
compris aujourd’hui comme un but vers lequel tout pratiquant d’art martiaux
doit tendre et en effet, c’est ce qu’il est ; mais originellement, il
n’avait pas le sens qu’on lui porte, sa direction était tout autre.
La Période des Royaumes Combattants a vu un changement
drastique de l’organisation militaire s’opérer. Tandis que les différents
royaumes se menaient des guerres sans merci, la professionnalisation des armées
s’est étendue. Le service militaire obligatoire s’est élargi à toutes les
strates de la société. Nous pouvions alors rencontrer des paysans-soldats
soumis à un enrôlement obligatoire. Des gens sans réels talents guerriers, mais
surtout dans le cas de ce sujet, sans éducation, correction ou savoir vivre.
De cette nouvelle situation et compte tenus des problèmes
rencontrés, différents textes militaires commencèrent à décrire des vertus
qu’il fallait posséder. En analysant bien ces différentes vertus et en les
replaçant dans ce contexte, nous pouvons constater qu’elles s’adressaient en
premier aux commandants en chef, généraux et étaient tournées majoritairement
sur la manière de se comporter avec ses troupes afin d’arriver à les discipliner
et engendrer un sentiment patriotique qui faisait défaut à ces
“paysans-soldats“.
Bien que empruntées majoritairement des règles conservatrices
Confucianistes, l’objectif initial du développement de ces vertus militaires
n’étaient donc pas de s’élever spirituellement, mais bien de mener des armées à
la victoire et d’éduquer les troupes dans la rigueur indispensable au
professionnalisme de l’armée. Voici donc originellement l’intention de la
création des Wu De dans l’association du Wen et du Wu
Le développement de la vertu via l’art martial
Le développement de
soi, de sa vertu, au travers de la pratique physique de l’art martial n’est apparu que vers la fin de la dynastie Ming (1368-1644),
époque à laquelle les techniques martiales à mains nues se développèrent et commencèrent
à ressembler à ce que l’on pratique aujourd’hui.
Les premiers textes
traitant du développement personnel via l’art martial datent du 16ème
siècle.
Par exemple Tang Shunzi (1507-1560) associe l’art martial des
moines à la méditation dans son ouvrage intitulé “ Chant du Poing des
Moines du Mont Emei“ (Emei Daoren Quan Ge).
Au 17ème siècle Zhang Yongquan (1619-1700) associe
également les deux aspects dans son “Chant du Poing Sha“ (Shaquan Ge).
Également, Cheng Zong Yu, le fameux auteur du “Bâton de
Shaolin“ (Shaolin Gun Fa) évoquera en 1621 que “les moines cherchent à
atteindre l’illumination au travers de leur technique de bâton“.
Ceci étant, la recherche intérieure n’étaient à cette période
encore toujours qu’une préoccupation des hautes classes sociales, des érudits
et des moines de différents ordres. Le courant ne s’est généralisé que vers la
fin des Qing/début de l’ère républicaine.
On serait en droit de se demander pourquoi le
développement s’est produit à cette période ?
C’est en fait assez
simple. La Chine de la fin de
la dynastie Qing fut une période chaotique en raison de ses méthodes militaires
surannées. L’incapacité probante à faire face efficacement aux pressions
étrangères mit à mal ses traditions martiales.
Suite aux humiliations
subies des innombrables défaites face aux armées étrangères, les chinois,
bafoués, étaient dans le besoin de regonfler leur orgueil brisé.
Ils avaient ainsi trouvé via le développement de la vertu, un
nouvel intérêt philosophique et culturel à leurs arts dépassés par les armes à
feu de cette nouvelle ère. L’art martial pouvait alors œuvrer comme un outil de
regain de la fierté patriotique permettant de retrouver une dignité perdue et
par conséquent, renaître avec une image culturelle plus forte que jamais.
Ainsi, l’art martial en corrélation de la vertu n’était plus seulement un art
de défense, mais était également un moyen de s’élever spirituellement. Cette valeur
ajoutée garantissait de fait la sauvegarde des traditions, les préservant de
l’abandon et de l’oubli.
L’association Jing Wu avec à sa tête le “tigre à face jaune“
Huo Yuan Jia en fut incontestablement le meilleur initiateur du début du 20ème
siècle.
La vertu développée par l’érudition
L’idée largement répandue aujourd’hui avance que le
développement personnel passe ou est produit par la pratique martiale physique.
La vertu est en effet quelque chose de recherché par les pratiquants d’arts
martiaux, mais la façon de l’atteindre n’était originellement pas celle que
nous envisageons. Le message bien que toujours positif, est passé de
travers.
Si nous analysons les textes mentionnant le développement
personnel par la pratique martiale, nous constatons qu’en dehors de Cheng Zong
Yu (dont les dires sont toujours discutables), il est toujours mentionné le
développement de soi par l’étude ou la méditation et non par la pratique
physique de la technique à proprement parlé.
Je pose ici la question :
Comment le fait de
simuler des actes guerriers (les Tao Lu), ayant un lien direct avec le combat,
la destruction de l’adversaire, pourrait avoir une quelconque action sur le
processus de développement intérieur de valeurs telles que la
bienveillance (ren), la droiture (yi), la bienséance (li), la sagesse (zhi) et
la fidélité (xin) ?
C’est donc bien par
les pratiques annexes “Etude-Méditation“ que le développement intérieur peut se
parfaire.
Selon les anciens
penseurs, un homme qui se cultive intellectuellement, implique de fait qu’il
cultive automatiquement sa vertu (l’étude ne mène-t-elle pas à la
réflexion ?).
Guan Yu, général des armées de Shu. Ici avec son hallebarde "Du Dragon Vert" lisant les " Annales ds Printemps et Automne". Exemple d'équilibre parfait entre le Wen et le Wu. |
Conclusion
Le Wen et le Wu sont
donc deux entités inséparables dans le processus d’accomplissement personnel.
En matière de
gouvernance, il est historiquement vérifiable que dès lors que l’emphase fut
portée sur le Wen au mépris du Wu, la chute de l’empire se dessinait à
l’horizon.
Le concept de Wu De,
bien que très ancien, (rappelons que dès Confucius il était question
d’atteindre le statut de Jūn Zǐ “l’homme noble“ au travers des "6 Arts“
liù yì 六藝 qui étaient les rites, la musique,
le tir à l’arc, la conduite de char, calligraphie et mathématique) n’eut de
réelle résonnance que parmi les dignitaires, classes sociales favorisées et éduquées.
L’attrait liant
vertu/développement de soi et arts martiaux n’eut de succès de tous temps que
sur une partie infime des pratiquants jusqu’à la fin de la dynastie Qing.
Le développement de
notre spiritualité se fait par la méditation, ou par l’étude, donc par ce qui a
un lien avec l’esprit. Quel degré de spiritualité pouvons-nous atteindre par
une quelconque pratique physique ?
Les codes moraux, les
Wu De, sont donc bien les garde-fous qui maintiennent le contrôle de la
pratique et non pas un sujet découlant de celle-ci…
Aujourd’hui, combien pratiquent les arts martiaux mais sont
dans l’incapacité de se défendre honorablement ? Combien passent leur vie
à parler de cosmologie la tête dans les astres ? D’un côté nous avons les
rustres, de l’autre les poètes...
Ainsi, tâchons de cultiver notre intellect autant que nos
poings, à l’instar du fameux général Qi Jiguang de la dynastie Ming qui
statuait en son temps que, “Wen et Wu sont une seule et même voie“ 文武一道.
Super article une fois de plus, John. Si je peux me permettre d'ajouter une remarque, ce qui lie le spirituel et la pratique physique et donc qui participe au développement personnel du pratiquant "moderne", c'est le moment présent et le fait de cultiver ce moment présent. Sans ça, la méditation est pénible car les pensées vont et viennent (pareil pour l'étude) et la pratique martiale ou les combats seront laborieux voire impossibles si on est "ailleurs". Mais je ne connais pas les écrits et n'a pas ta culture historique. Est-il fait mention dans les textes d'une chose temporelle telle que le présent réunissant 文 et 武 ?
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