Peinture murale à Shaolin, province du Henan, montrant des moines à l'escrime aux armes |
Ceux qui me connaissent
savent combien il est important (et réjouissant il faut bien l’avouer) pour moi
de debunker les mythes et
légendes véhiculés dans les arts martiaux chinois. Comme une fois n’est pas
coutume, voici (encore) un nouvel exercice du genre... Ah oui c’est vrai...
finalement, ce n’est pas une fois, …c’est carrément coutume.
Avant de commencer, je
voudrais porter à votre attention le fait que cet article m’a demandé énormément
de temps, la lecture de plusieurs ouvrages et articles en langues étrangères,
ainsi que des discussions avec des chercheurs très sérieux. Toutes les pistes
mènent aux mêmes conclusions. Comprenez bien que mon but ici n’est aucunement de
faire le procès du bouddhisme ou de Shaolin et de ses pratiques. L’objectif du
projet est initialement de présenter les moines guerriers en tant que tels, comme
ils l’étaient vraiment. Les investigations que je menais se succédant, revenaient
inévitablement vers le monastère de Shaolin. J’ai donc décidé de vous présenter
les moines guerriers en deux articles distincts. Le premier décrira ce qu’était
un moine guerrier et expliquera dans quel univers sociétal il évoluait. Le second traitera
spécifiquement du cas de Shaolin, en remettant les événements s’étant déroulés
au temple durant toute son histoire. Nous parlerons bien entendu de ses moines,
de leur comportement et de leurs pratiques au fil de leur histoire. Une
chronologie extrêmement fournie, si ce n’est, quasi complète.
Commençons…
Les moines
bouddhistes
L’image largement répandue
des moines bouddhistes dans l’imagerie collective est une image de sagesse,
d’altruisme, de renoncement et d’austérité. Cette image est-elle conforme à la
réalité historique ? Etait-ce là, la seule et unique vérité du
comportement des moines ?
Distinguons bien deux
sortes de moines : les Moines Réguliers et les Moines Guerriers. Les
premiers étant ceux ayant prononcé les vœux, ne vivant que dans l’amour de la
foi et les seconds, ceux pratiquants toutes sortes de besognes militaires.
Les moines étaient-ils
généralement éduqués, possédant des richesses ou bien étaient-ils plutôt des
mendiants ayant besoin d’aumônes pour subvenir à leurs besoins ? Ici, deux
mondes s’entrechoquent… Allons-y… !
La réponse est claire,
les moines vivants dans les grands monastères placés sous protectorat de l’état
étaient des hommes majoritairement éduqués, vivant quelquefois dans l’opulence et étant de fait propriétaires terriens, employant
(ou forçant selon les cas) les villageois à travailler sur leurs terres.
Les moines vivants dans
de petites structures, étaient soit autonomes, soit sous patronage d’un plus
grand monastère des environs. Ceux vivants dans de petits monastères étaient
majoritairement moins éduqués et souvent, vivaient de façon plus austère.
Pour ce qui est des
moines guerriers, patientez, j’y arrive.
La religion
et la pratique
Il faut premièrement
comprendre une chose essentielle. Les arts de la guerre et la religion ne sont
pas liés ! Obtenir le salut par la pratique martiale est un concept
construit tardivement dans la dynastie Ming (un article sera à venir sur le
sujet, je ne le développerai pas ici), mais qui s’est ancré dans l’inconscient
collectif par les films et lectures faciles. De la profusion de textes
religieux disponibles sur Shaolin (ou
d’autres temples) sous la période Ming, aucune mention n’a jamais été faite,
nulle part, d’une quelconque relation entre la pratique martiale et la
recherche ou l’accès à l’illumination ou l’élévation spirituelle, JAMAIS !
La première des
interdictions d’un moine est de tuer. Ce principe
de non-violence est appelé ahimsa, qui
signifie littéralement « ne pas frapper ». Cette règle s’applique aux animaux, mais aussi et surtout aux êtres
humains. Les textes originels indiens sont catégoriques à ce sujet. Les moines
ont l’interdiction de transporter des armes, de jouer de la violence ou de
rejoindre une armée.
Nous constatons donc bien que la guerre, la
violence et le fait de
commettre des actes répréhensibles sont clairement des choses opposées aux
concepts bouddhistes : or, la guerre (l’art martial), c’est tout cela.
Pourtant, sous les
Tang, il existait des moines tantriques spécialistes de rites élaborés ayant
pour but de fournir à l’armée gouvernementale une panoplie de dieux bouddhistes
guerriers censés leur assurer la victoire.
Au Tibet,
durant des centaines d'années, des sectes bouddhistes rivales se sont engagées
dans de violents affrontements. En 1660, le 5e dalaï-lama était confronté
à une rébellion dans la province de Tsang, la forteresse de la secte Kagyu
rivale avec son haut lama connu sous le nom de Karmapa. Le 5ème Dalaï Lama
a appelé à une répression sévère contre les rebelles, en ordonnant à l'armée
mongole d'oblitérer les lignes mâles et femelles, ainsi que les progénitures,
je cite : "comme des œufs cassés contre les rochers .... Bref,
anéantissez toutes traces d'eux, même leurs noms. "
Ceci est ce
que l’on nommera des « Violences Monastiques ».
Comment le
clergé bouddhiste pouvait-il légitimer la violence monastique ?
Alors que le bouddhisme
est célèbre à travers le monde pour ses
préceptes pacifiques, les moines de tous ordres ont appliqué ou cautionné la
violence au gré des événements qu’ils ont dû traverser. Comment ont-ils pu
légitimer cette violence ? Et bien les textes Pali, tirés du Theravada
interdisent la violence à la sangha (la communauté monastique) mais ils
laissent une fenêtre ouverte sur l’acceptation d’avoir recours à des guerriers,
la violence faisant partie intégrante de ce monde. Une sorte de violence, pour
combattre la violence et finalement si tuer une personne pouvait en sauver 500…
une sorte de tuerie compatissante, c’est acceptable n’est ce pas ?
Certaines autres sectes
bouddhiques ont remanié des textes, leur faisant plus ou moins dire ce qu’ils
voulaient. De cette sorte, certains textes allouaient aux moines l’utilisation
de la violence dans certains cas, soumis encore ici à l’appréciation des abbés.
Bien entendu tous les
moines n’ont pas toujours cautionné les dérapages violents de leurs confrères,
comme nous pouvons le constater dans le poème du moine bouddhiste
intellectuel nommé Yuanxian ayant vécu au 16ème siècle titré
« Lamentation des troupes monastiques ». Il y condamne les pratiques
guerrières des moines soldats.
Les raisons
majeures de la pratique martiale
Concrètement, la
pratique des arts martiaux à Shaolin, et d’ailleurs comme dans tout autre temple,
relevait premièrement de leur sécurité contre les bandits ; deuxièmement
de leur unique moyen de faire valoir leurs droits sur leurs terres et de rester
hors des attaques de seigneurs ou petits gouvernementaux du coin ; troisièmement
d’assister encore et toujours le gouvernement dans ses multiples batailles,
leur assurant ainsi l’appui et la protection de ce dernier sur le long terme.
C’était donc, en partie, à des fins politiques. Cette relation de patronage / protectorat
de l’état était chose courante pour les temples fournissant du soldat. Ce lien
avec le gouvernement leur permettait d’être exemptés de taxes et de bénéficier
d’arrangements divers.
La relation entre la
religion et la recherche de l’amélioration de soi n’ayant originellement pas de
lien, il est par contre tout à fait plausible que certains des moines ordonnés
aient eu une connaissance de pratiques martiales avant leur entrée dans les
ordres. Si cela était le cas, la boxe était pratiquée durant leur temps libre
et était pour ceux-ci d’affection purement personnelle.
Les Seng Bing 僧兵 (Moines soldats) ou Wu Seng 武僧 (Moines Martiaux)
Alors ces « moines
soldats », qui étaient-ils vraiment ? Ils étaient en réalité une
force paramilitaire, une milice servant à protéger le temple. Pour devenir un
Seng Bing ou Wu Seng (moine martial), l’aspirant devait faire les 5 vœux
classiques qui font d’un civil un bouddhiste, et 5 autres vœux temporaires liés
aux règles de vie de la communauté monastique. Les vœux classiques des moines
réguliers allaient eux de 72 à 300 !
Les Seng Bing n’étaient pas éduqués dans les règles du bouddhisme. On
peut en déduire qu’ils n’étaient donc « moines »
que d’apparence. Les règles monastiques imposaient à quiconque vivant dans le
temple, de revêtir la robe de moine et de se raser la tête, les Seng Bing
devaient donc se plier à cette règle très précise. Ils étaient donc considérés
par la population vivant à l’extérieur au même titre que les moines réguliers
et étaient généralement confondus.
Leur rôle était donc celui
d’être les défenseurs du temple, mais également de ses intérêts, enfin… c’était
ce qu’ils étaient censés faire. Etant sous les ordres des moines réguliers, ils
étaient supposés leur obéir, accomplir les basses besognes et le labeur
physique. Or, de nombreux faits montrent que les moines guerriers s’avérèrent
souvent incontrôlables, ne respectant les vœux que de façon superficielle,
bravant sans arrêt les interdits, mangeant de la viande, buvant de l’alcool.
Ils avaient également tendance à exacerber les conflits politiques à l’intérieur
des monastères avec souvent à la clef, des morts et des temples brûlés. A
l’extérieur, ne respectant pas plus leurs vœux, ils étaient connus pour
utiliser la force quand bon leur semblait. Ils violaient les femmes des
villages alentours, abusaient régulièrement des enfants (c’était
malheureusement également le cas des moines réguliers, la pédérastie était une
pratique courante dans les monastères), volaient, se saoulaient, se battaient…
Fondamentalement les
Seng Bing étaient considérés comme la lie de la société monastique. Dans la littérature
populaire on leur allouait les noms de Dian Seng (moines fous), Feng Heshang (mauvais
moines), Yeheshang (moines sauvages) ou encore Jiurou Heshang (moine viande / vin).
Cependant, fatalement utiles, le clergé bouddhiste cherchait dans les textes et
doctrines de quoi justifier ces actes de violence en contradiction directe à
leurs idéaux.
Les moines guerriers,
en plus de protéger les temples et ses intérêts, faisaient aussi office de
soldats rapportés, quand le gouvernement se trouvait à court d’hommes. En 1561,
la gazette du Zhejiang (Zhejiang Tong Zhi) en atteste. Elle mentionne la
contribution de « Moines Guerriers » dans la bataille de 1553 au Mont
Zhe. Il n’est malheureusement pas stipulé de quel monastère ces moines
provenaient.
Ici encore, leurs comportements
laissaient à désirer, n’ayant comme garde fou que le commandement. Durant
certaines campagnes, les moines de plusieurs monastères furent amenés à devoir
collaborer ensembles. Là, également, ça ne se passait pas dans le meilleur des
mondes ; ils avaient tendance à affronter d’autres groupes de moines
soldats comme en atteste l’incident survenu entre un moine de Shaolin et
plusieurs moines guerriers d’un temple de Hangzhou en 1553.
Les faits se sont
produits durant la campagne anti-pirate japonaise (les Woku). Les moines de Shaolin
prirent part à plusieurs batailles. La plus grande victoire fut celle ayant eu
lieu le 31 juillet 1553. 120 moines guerriers prirent les armes pour repousser
les pirates japonais. Les rangs étaient composés de moines guerriers de
différents temples avec à leur tête, un moine de Shaolin. Ils disséminèrent des
centaines de pirates et seulement 4 moines furent tués.
Le moine Tianyuan fut
choisi à la tête de l’expédition suite à une querelle l’opposant à divers
moines d’un temple de Hangzhou. Il a dit-on, vaincu 8 de ces moines en deux
rounds, un à mains nues et un autre armé d’une barre de fer. Nous avons ici des
moines faisant preuve de violence pour une quête de pouvoir, bien loin du
détachement à l’égo auquel ils étaient censés aspirer…
Dans le cas des moines
guerriers Tibétains, nous pouvons également constater ce trait de caractère.
Ainsi, Melyvn C. Goldstein stipule dans son article « A Study of the Ldab
Ldob » de 1964 ce qui suit :
« Plus
important que le sport, les Ldab Ldobs aiment se battre, entre eux ou avec des
profanes. Dans les monastères, les Ldab Ldobs ont une hiérarchie lâche qui est
basée sur leur succès en tant que combattants. Un Ldab Ldob reconnu comme un
grand combattant a atteint l'honneur le plus recherché qu'un Ldab Ldob peut
acquérir. En fait, un Ldab Ldob qui ne se bat pas, ou ne peut pas gagner des combats,
est un Ldab Ldob seulement vêtu de la robe. »
Il y indique aussi que
ces moines guerriers sont pleinement conscients de leurs actions et de leur
rôle inférieurs aux moines réguliers :
- - Même
si le Bouddha est apparu dans le ciel,
- - nous
ne saurions pas comment avoir la foi,
- - Même
si les intestins d'un être sensible étaient en train de tomber,
- - nous
ne saurions pas comment avoir de la compassion.
-
...
- - (Nous
Ldab Ldob) sont les murs extérieurs,
- - (Les
autres moines) sont les trésors intérieurs.
Khampas, moines bouddhistes guerriers Tibétains chargés de la protection des différents Dalai Lama depuis des siècles |
Comme vous pouvez le
constater, ils étaient souvent forts sympathiques et bien loin de la vision
fantasmatique que le public a d’eux.
Toutefois, il semble qu’épisodiquement,
des Seng Bing, au contact des religieux réguliers se soient totalement convertis
et, ont fini par vivre une vie de moine classique.
Alors
pourquoi avoir rejoint les « ordres » si c’était pour se comporter de
la sorte ?
Il faut pour répondre à
cette question se repositionner dans le contexte social de l’époque. Comme je
l’expliquais plus haut, les grands temples, à l’image de Shaolin n’étaient pas
des entités perdues, subvenant par elles-mêmes à leurs besoins. Bien au
contraire… Nous avions affaire à des institutions puissantes, possédant l’appui
des autorités en place, tout comme le clergé catholique, riche et fort de
l’appui gouvernemental. Lorsque vous visitez les temples chinois, vous pourrez,
au même titre que les églises, voir la richesse et la somptuosité des lieux, des
statuts de jade, d’éléments de tous types recouverts de feuilles d’or…
L’entrée dans les
ordres n’était pas toujours l’amour de la religion, mais ce choix leur assurait
le gîte et le couvert en des temps difficiles, de pauvreté de grande
ampleur.
Shaolin était
il l’unique temple à posséder une milice armée ?
Shaolin est
internationalement réputé pour ses fameux moines guerriers, mais vous êtes vous
déjà posé la question de savoir si c’était l’unique monastère ayant abrité des
moines guerriers ?
Eh bien la réponse est
clairement non, et loin de là. Par le passé, de nombreux temples possédaient
des forces armées. L’emploi de gardes était chose commune aussi bien dans les
grandes que dans les petites structures. Dans un dictionnaire datant de 1869
écrit par Dr. F. Porter Smith (Missionaire Evengile Anglais du 19ème
siècle basé à Hankou), il est rapporté sous l’entrée : « The art of self defense
in china » que le temple
de Shaolin est réputé pour les techniques de bâton, mais également que :
un monastère à Huangpi compte une population de 400 moines et que, une centaine
d’entre eux sont versés dans les arts militaires, l’escrime, la boxe et le Nu
(arbalète) afin de défendre leurs terres. Au moins trois autres monastères sont
connus pour avoir abrité des moines guerriers de haute qualité, il s’agit du
temple du Mont Wutai dans le Shanxi, du temple du Mont Funian dans le Henan et
le fameux Emei Shan bien connu des pratiquants de Pakmei.
Utilisation
du bâton
La tradition orale fait
état de l’utilisation unique du bâton par les moines bouddhistes en tant
qu’arme de défense. Ce mythe trouverait sa légitimité dans le fait que les
moines n’avaient pas le droit de tuer, le bâton de bois faisant donc
parfaitement l’affaire. Or, comme je le mentionnais plus haut, les préceptes
bouddhistes interdisant toute forme de violence, l’utilisation d’une arme, quelle
qu’elle soit, devait être prohibée pour tout moine régulier. Les Seng Bing
ayant également fait vœux de non violence (quel paradoxe), ne respectaient pas
cette règle. Pourquoi le bâton est rentré dans la pensée commune comme étant
l’arme de prédilection des moines ? Certainement car la pratique connue
des moines de Shaolin comprenant majoritairement l’utilisation du bâton pour
les nouvelles recrues au milieu de la dynastie Ming (1368-1644). Ils se
devaient également de respecter la règle leur interdisant de faire couler le
sang sur les territoires du temple. Les Seng Bing furent alors souvent décrits
faisant leurs rondes autour du temple armés de bâtons.
Donc finalement, quelles armes furent
utilisées ? Et bien les armes classiques du panel des soldats. Aux abords
du temple des bâtons, et sur les champs de batailles toutes les armes
classiques du panel. Il est enregistré au sujet de Shaolin des pratiques à la
lance crochet, tir à l’arc et même… la pratique du tir aux canons, donc, comme
n’importe quel corps d’armée de la période.
Je souligne que dans le manuscrit de Cheng Zong Yu (premier écrivain sur
les méthodes de combat du temple) datant du 17eme siècle, il est fait mention
que le bâton pouvait être de bois, mais également de fer (comme vous le
constaterez dans la seconde partie réservé à Shaolin)!
Pourquoi si
peu de matériel à leur sujet ?
En réalité, les Seng
Bing étant une honte pour tout monastère qui se respecte, peu de choses furent
compilées à leur sujet ; leur comportement n’arrangeant pas l’image des
temples et surtout, de la religion. Les quelques textes les décrivant
proviennent majoritairement du gouvernement Qing (1644-1911), n’ayant à cette
époque plus de lien militaire avec eux. L’état n’était désormais pas réticent
pour un sou à décrire ce qu’il se passait, faits les aidant à discréditer les
temples et ainsi réduire leur influence sur les campagnes environnantes.
Quelques écritures existent également sur des complaintes de moines réguliers à
l’égard de Seng Bing ; élégies portant entre autre sur le « vol »
de leurs petits protégés sexuels… Dernièrement, si les moines réguliers
n’eurent mentionnés les Seng Bing que dans peu de textes, c’est aussi certainement
dû au fait que ces derniers ne prenaient pas part aux rituels et cérémonies,
faisant d’eux un sujet totalement inintéressant.
Il est préférable pour
les monastères de totalement transformer l’histoire en quelque chose arrangeant
la cause bouddhiste. Du coté du gouvernement d’aujourd’hui, même constat, il
est préférable de ne pas mentionner ce genre d’aversions quand vous tentez de
faire la promotion de votre extraordinaire culture martiale au travers (par
exemple) de Shaolin. Cela arrange en effet aujourd’hui encore, tout le monde.
Les moines
mendiants
Alors que les
monastères étaient de puissantes entités, peuplées de moines réguliers érudits,
contrôlant au même titre que l’état les populations environnantes, ils étaient
également des lieux de passages offrant gîtes et couverts aux voyageurs de tous
horizons. Des foires étaient régulièrement organisées à leurs abords. Ces temples
accueillaient ces visiteurs pour des haltes plus ou moins prolongées. Dans
cette agitation, l’apparition d’une autre catégorie de moines fit son
apparition ; il s’agit des moines mendiants. Ces personnages, dont le
nombre s’accroit dès la dynastie Tang (618-907), ne disposent d’attitudes souvent
guère meilleures que les Seng Bing. Ces moines sous-éduqués, n’ayant souvent
pas fait leurs vœux, trainant leurs guêtres dans les tavernes et profitant de
l’aumône furent portés à l’écran de bien des films des années 70-80 sous des
traits très attachants de pratiquants d’arts martiaux, de conteurs de rue ou de
diseurs de bonne aventure.
Ces moines errants / martiaux
ne sont pas sortis de l’imagination de scénaristes. En effet, sous les Qing
(1644-1911), de nombreux moines errants parcouraient la Chine, enseignant la
boxe ci et là au gré de leurs rencontres, comme le relate le lettré Xu
Chengling (1730-1803) dans son « Note du Pavillon Tingyu » (Tingyu Xuan Biji)
comme suit :
Un homme nommé Wan Shuichang du
Jiaxing est né avec d’excellentes capacités physiques. Il étudia la boxe avec
le moine Shaolin Guyun et devient fameux dans les provinces du Jiangsu et du
Zhejiang pour ses aptitudes martiales. Il se nommait lui-même « le
seigneur de 10 000 hommes » Des centaines de personnes furent
enseignées par celui-ci.
Ces voyageurs et leurs
attitudes posaient problème. Pour palier à ce phénomène, l’état promulgua une
loi imposant à chaque moine d’être dans l’obligation de posséder un certificat
et d’être répertoriés. Malgré cette réforme, le phénomène continua et les
monastères continuèrent d’accueillir, de nombreux « moines »
mendiants (bandits recherchés, voleurs, truands…) ne se pliant pas à cette
règle. Leur nombre dépassait grandement le nombre de moines enregistrés.
On peut imaginer qu’il
s’agissait pour certains d’entre eux d’anciens Seng Bing profitant du respect
de la population vis-à-vis des moines réguliers.
L’exemple de
Lu Da
Voici le féroce Lu Da! Bandit des Monts, des Rivières et des Lacs |
Ce phénomène devait
être connu et suffisamment répandu à l’époque au point que de nombreux ouvrages
(wuxia, littérature romantique classique martial) dépeignirent ce dernier type
de moines errants dans leurs nouvelles. Le personnage le plus représentatif est
certainement le moine Lu Da, figure emblématique, du roman « Shi Nan
Hai » les 108 brigands de « Au bord de l’eau » datant de la
dynastie Ming (1368-1644). Lu Da, rebaptisé Lu Zhi Shen « Sagesse Profonde »
était un chef de garnison au caractère belliqueux connu de son état. Après
avoir tué à mains nues un boucher retenant une jeune femme et son vieux père en
otage, Lu Da a fui l’état et sa responsabilité, joignant non sans déconvenues
le monastère du mont Wutai (Montagne ayant réellement abrité des communautés de
moines guerriers). De son passage au temple, il dû prendre l’habit, faire les
vœux et se raser la tête. Ne se sentant pas à sa place, il créa à de nombreuses
reprises toutes sortes d’incidents, se comportant de façon horrible, ronflant
durant les séances de méditations, se saoulant à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur,
s’échappant au village, se battant avec ses coreligionnaires, dévastant le
temple… avant de se faire envoyer dans un autre temple de la province du Henan.
Bien entendu, « Sagesse Profonde » avait le sens de la justice et il
défendit encore à plusieurs reprises des opprimés.
Comme toute bonne
histoire se termine par une fin heureuse, (en tout cas en ce qui le concerne
dans ce roman) il finit par se convertir totalement, devint un moine régulier
et trouva l’illumination du bouddha à la fin de sa vie.
Encore un personnage
bien attachant n’est-il pas ?
Finalement, nous
pouvons constater grâce aux nouvelles datant d’aussi loin que la dynastie Ming
que ce type de personnages / problèmes étaient globalement bien connus de la
population, et ce, depuis longtemps. Sinon, pourquoi les dépeindre si
souvent ?
Aller.. encore un ptit coup de "Sagesse Profonde" |
L’exemple de
Jet Li dans le film « Le temple de Shaolin »
Nous avons un second
excellent exemple de ces « moines sauvages », incarnés par Jet Li
dans le film « Le Temple de Shaolin » sorti en 1982. Film qui, soit
dit en passant, a relancé la mode Shaolin comme vous le verrez dans la seconde
partie.
Ici, Jet Li et ses
coreligionnaires s’autorisent à briser les règles quand bon leur semble, ils
boivent du vin, consomment de la viande et ne montrent un intérêt quasi unique
que dans la pratique martiale. Bien entendu, la violence et leur comportement
déviant essaient de se justifier au long des péripéties rencontrées, mais leur
volonté à lutter contre les tentations ne se fait pas féroce. Le film va
même tirer le trait jusqu’à
l’instructeur de boxe des moinillons, acceptant finalement lui aussi dans une
scène mythique une bouchée de viande de chien, avançant que « si bouddha
est dans le cœur », ces actes n’ont pas vraiment d’importance. Nous
pouvons également voir à la toute fin du film l’abbé en second du temple, crier
à ses moinillons « tuez les, ils le méritent ! » lorsque les soldats ennemis
envahissent le temple ; donnant l’ordre (justifié ou pas) d’utiliser la
violence à son point le plus extrême.
Conclusion
Que ce soit en Chine,
au Tibet ou au Japon, même combat. Faites vos propres recherches sur les moines
guerriers, les Sohei, l’équivalant japonais des Seng Bing, ainsi que les Dob
Dob pour l’équivalent tibétain et vous trouverez par vous-même maints et maints
récits allant dans le sens de cet article. Des sinologues, historiens et
universitaires de Cambridge, Tel Aviv… corroborent ce que j’avance.
Voici donc pour la
première partie de la découverte des Seng Bing. La seconde partie, je le rappelle,
sera extrêmement explicite, apportant des événements datés sur l’utilisation
des moines de Shaolin au combat par les forces dynastiques, des témoignages
écrits des comportements de ces mêmes moines, leurs diverses pratiques et les
procédés auxquels ils pouvaient recourir.
Sources à la base de
cet article ou lien pour aller plus loin :
En Français :
- José Carmona : « De Shaolin à Wudang » 1999
- Bernard Faure : « Bouddhisme et violence » 2009
- Paul Démièville : « le Bouddhisme et la guerre » 1957
- Shi Nai’An : « Au Bord de L’eau » 1550
En Anglais :
- Ben Judkins : « Chinese Martial Art Study »
- Tory Ellarson : « Tea Serpent »
- Meir Shahar : « Ming Period Evidence Of Shaolin Martial Practice» 2001
- Meir Shahar : « The Shaolin Monastery History Religion and the Chinese Martial Arts » 2008
- Peter A. Lorge : « Chinese Martial Arts » 2012 Stanley Henning : « Chinese Combative Tradition»
- New York Time : Article du 11 septembre 1983
- De Lu Zhouxiang : Politics and Identity in Chinese Martial Arts
- Kai Filipiak : Civil-Military Relations in Chinese History: From Ancient China to the Communist Takeover (Asian States and Empires)
- Melyvn C. Goldstein ‘A Study of the Ldab Ldob‘ Central Asiatic Journal 1964
En Chinois :
- Shi Deqian : The Encyclopedia of Shaolin Martial Arts (少林寺武術百科全書: shaolin si wushu baike quan shu, aka 少林武术大全: shaolin wushu da quan),compilé par le moine Shi Deqian, au Temple de Shaolin 1995
- Tang Hao 唐豪 : Shàolín Wǔdāng kǎo 少林武當考 1930
- Chéng Zōngyóu 程宗猷 : (c. 1621). Exposition of the Original Shaolin Staff Method 少林棍法闡宗 Shàolín Gùnfǎ Chǎnzōng (in Chinese)
- Wu Shu : Record of Arms 17ème siècle