Il m’a été
demandé par message privée la relation entre les diverses doctrines et la
pratique martiale (je te remercie au passage pour ta question, ces dernières
engendrent toujours des réflexions). Comment les diverses religions ont pu
influencer les arts martiaux chinois dans leur construction technique ? Dans la
question initiale figurait également la question suivante : est-ce que la
doctrine (comprendre la philosophie et/ou la spiritualité) fut un rajout
idéologique tel un vernis posé sur un objet ayant pour objectif de le rendre
plus beau ? Ou existait-elle dès son origine ? Ici, deux questions
s’entremêlent.
Est-ce que comme mon contact, vous
êtes-vous déjà vous-même profondément questionnés sur la provenance de cette
“philosophie“ tellement mise en avant et inlassablement répétée comme étant
intrinsèquement liée à nos arts ? Vous êtes-vous déjà fait votre propre
réflexion sur la légitimité de ces dires, en dehors du fait que cette idée soit
communément établie et admise “parce que tout le monde le dit“ ? Cette philosophie
des arts martiaux est-elle en relation directe à votre pratique physique de
ceux-ci ? Et finalement, l’art martial peut-il être un véhicule de
développement spirituel ?
Ces diverses interrogations
créées des réflexions conduisant à tout autant de nouvelles questions dont
certaines pourront être résolus par l’examen des faits historiques, tandis que
d’autres ne pourront être abordées qu’au travers du point de vue que chacun
porte sur l’art martial, en relation à nos différents degrés de compréhension,
chacun en ayant sa propre perception. Le terme “spiritualité“ est également à
définir, ce terme est un peu un “range tout“ qui demande à s’accorder sur le
sens que l’on veut lui donner dans notre sujet.
Certaines
réponses sont donc soumises à l’appréciation de chacun et j’apporterai mes
réponses en fonction de mes propres convictions, tandis que pour d’autres, je
répondrai de façon factuelle en fonction des cartes que j’ai aujourd’hui en
main.
Également, comme d’habitude, ces réponses n’ont pas qu’une seule
facette, c’est souvent le cas dans les questions traitant des arts martiaux
chinois et leur histoire, ainsi, répondre de façon catégorique n’est pas
toujours possible. Ceux-ci sont tellement complexes et multiples que les
réponses se trouvent souvent être tout aussi complexes et multiples. Leur
pratique et mode de pensé est si diversifié que l’on rencontre très
paradoxalement tout et son inverse. En réalité, nous pouvions dans le passé
rencontrer autant de manière d’appréhender l’art martial qu’il y a de chinois
en chine, ainsi, il n’y a pas une seule norme, mais bien une foultitude de normes.
Comme j’avais
déjà produit un écrit décrivant historiquement le développement conjoint du Wen
文
[le littéraire] et du Wu 武 [le martial], que j’avais traité
sous l’angle du développement culturel sans n’être réellement rentré dans le
sujet des religions, de leurs apports et de la spiritualité (voir l’article “le
Wen et le Wu troisième partie“) ; je vais ici tenter de répondre à ces diverses
questions en me focalisant majoritairement sur le plan de l’influence des
religions.
Pour maintenant tenter d’apporter
une réponse à la question initiale simplement, je dirai rajout idéologique
tardif indéniable, mais également influence précoce certaine, et ceci n’a rien
de paradoxale.
Avant de
commencer il faut bien comprendre que l’art martial fut originellement
développé exclusivement pour le combat, la défense des siens et de ses biens
tout autant que pour l’agression et la prise de pouvoir et de terres sans
distinction. Son but premier est de
réussir à sortir victorieux d’un conflit, juste ou injuste ; nous sommes
ici loin de la pratique altruiste et bienfaisante religieuse que nombre
s’imagine comme étant une norme. D’ailleurs sur ce sujet n’en doutons pas, les
religieux prirent également les armes exactement de la même façon que les
despotes, à savoir pour satisfaire leurs souhaits politiques ou leurs intérêts.
En somme des hommes violents qui faisaient usage de la violence pour des
considérations toutes personnelles.
Ceci énoncé, il
est également réel qu’au fil du temps l’objectif de l’art martial se
transforma, se dirigeant peu à peu vers quelque chose de bien plus positif et
moralisateur, voir pour certains, salvateur.
Commençons…
Distinction
de la culture et de la religion
La culture
chinoise fut entièrement liée à ses arts martiaux, et c’est, en mon sens, ce
qu’ils recèlent de plus captivant. Les diverses générations de maîtres
intégrèrent dans leur pratique des noms et des images puisés dans leur
quotidien et par extension, dans la culture ancienne ; leur quotidien en
étant intrinsèquement composé. Cette même culture est constituée de divers
apports provenant de l’histoire, des coutumes folkloriques (quelquefois
locales), mais aussi des religions et écoles de pensées ayant fleuries ou ayant
été développées sur le sol chinois.
Ainsi les
images de personnages existant, de déités récupérées dans les diverses
littératures, des relations à la métaphysique ou les symboles religieux
apparaissent fréquemment dans nos arts, et ce, quel que soit leurs origines. Le
néophyte ne comprenant pas profondément la culture chinoise et son histoire,
confondra souvent ce qui résulte du culturel et ce qui provient du religieux,
même s’il est vrai que les deux soient quelquefois intimement liés.
De fait,
l’amalgame s’installe et c’est la raison de la croyance en des arts martiaux “religieux“.
Par exemple, les constituants
métaphysiques que l’on attribue au taoïsme ne sont pas tous, toujours taoïstes
d’origine. Les principes Yin-Yang, les Bagua 八卦 [8
Trigrammes], que ceux-ci ont repris et chérissent, proviennes de diverses
sectes et écoles de pensés et ne furent assimilés dans le taoïsme que lors de
l’harmonisation du taoïsme religieux effectués au premier siècle. Ces théories
sont en réalité bien plus anciennes et font aujourd’hui partie intégrante de la
culture chinoise au sens large. L’iconographie Bouddhiste également s’est
répandue à toute la culture chinoise, certains dieux étant passés d’une
religion à l’autre et ayant été assimilés dans diverses obédiences. De la même
manière, des déités provenant du folklore local y furent intégrées. Le
Confucianisme influença également à son tour grandement le Bouddhisme et de
façon mineur, le Taoïsme. Pour cette raison, les gens ne font généralement pas
bien la distinction quant à l’origine et l’appartenance de chaque élément. Le
Bagua par exemple, considéré comme étant Taoïste, provient du Yijing 易經 [Livre
des Transformations] dont l’auteur (ou les auteurs) est inconnu. Les
commentaires sont attribués à Confucius (ce qui reste encore à prouver). De
fait, il est le premier des “5 Livres Classiques“ 五经 confucéens. Les Taoïstes
ne se le sont réattribué (ainsi que le symbole du Bagua présent sur leur robe,
charmes, amulettes et temples) que plus tard.
|
Les 64 hexagrammes du Yijing |
La culture chinoise est donc constituée
de ce tout et dès lors en chine, les gens se réclament de confession
bouddhiste ou Taoïste alors qu’ils suivent en grande majorité la
« religion populaire » qui est en réalité, avec le confucianisme, un
mixe des trois. Il existe d’ailleurs en chine de nombreux temples rassemblant
le culte des trois doctrines.
Arts martiaux religieux ?
De cette manière, les arts martiaux intègrent des éléments de ces trois
religions/philosophies sans véritable distinction. Ces éléments se retrouvent
dans les noms des styles, où sont attribués aux techniques des formes. Quelques
fois des bribes se retrouvent également dans les principes théoriques les
constituants, mais de façon très limitée et généralement les mêmes sont
employés. Par exemple, le Yin-Yang est facilement transposable à n’importe quoi,
les 5 Eléments ou le Bagua également, mais que peut-on transposer des principes
intrinsèquement bouddhistes ? Que peut-on appliquer techniquement des principes
de – l’arrêt de la souffrance – la loi de l’impermanence – du détachement des
possessions – et bien sur le plus important, le refus d’utilisation de la
violence et l’interdiction de tuer tout être vivant… qui leur sont si chers
? Au même titre,
que peut-on transposer de l’Islam aux boxes dites musulmanes ? Que peut-on
appliquer de l’amour inconditionnel d’un dieu unique ?
Dans le langage
commun, nous attribuons alors des arts martiaux aux diverses religions, désignant
de “boxes bouddhistes“ ou “boxes Taoïstes“, les arts martiaux pratiqués par
ceux-ci. Je fais également souvent ce péché de simplification.
Il n’existe donc pas de boxes
Bouddhistes, de boxes Taoïstes ou de boxes musulmanes, mais plutôt, des boxes
pratiquées par des « Taoïstes » d’autres par des « Bouddhistes »
ou encore par des « Musulmans » ; et dans notre compréhension
des arts martiaux cette distinction à son importance. En réalité, la pratique
martiale n’a pas de religion et, pour paraphraser Kennedy “je soupçonne
fortement que si nous avions demandés à des Taoïstes si leur art l’était lui-même
(et identiquement aux bouddhistes ou musulmans), il est probable qu’ils n’aient
pas comprit la question et nous aient répondu que la boxe c’est la boxe ;
la religion, c’est la religion“.
Evidemment, si
une boxe est développée par des religieux elle comportera forcément des
références à sa religion. En premier lieux parce que c’est ce qu’ils connaissent,
en second parce que c’est ce avec quoi ils auront le plus d’affinité. De cette
manière un fervent bouddhiste aura plus tendance à se diriger vers un art
martial comportant des noms de techniques faisant référence à l’iconographie bouddhique,
mais pouvons-nous pour autant considérer une boxe comme étant bouddhiste par
l’iconographie qu’elle utilise ?
Je ne le pense pas, car ce lien
n’est présent que dans l’imagerie et certainement pas dans les principes doctrinaires
la constituant.
Transformation
progressive de l’art martial
Les moines en
effet pratiquèrent également l’art martial (un faible pourcentage mais qui
varia selon les époques), mais celle-ci fut initialement militaire (voir
l’article les “Seng Bing“). De pratique de champs de bataille, les moines
finirent par jouer de l’art martial dans leur temps libre simplement par goût
personnel, pour le loisir, pour se maintenir en forme et non plus pour défendre
le pays comme ce fut le cas originellement. Tardivement, certains y virent un
lien avec un possible développement personnel/spirituel par l’ajout de Nei Gong
内功 ou Nei Dan 内丹 (importé du
taoïsme) qui furent des exercices respiratoires de santé. Mais attention, de
façon générale les pratiques “d’Alchimie Interne“ étaient considérées dans
la chine ancienne comme ayant la faculté d’apporter des pouvoirs surhumains,
l’immortalité du corps ou de l’esprit, mais pas nécessairement de devenir
quelqu’un de meilleur. Quoi qu’il en soit, cette transformation naquit
probablement dans le milieu religieux et fut adoptée et décrite par les maitres
érudits de la haute société vers le milieu de la dynastie Ming (1368-1644).
|
Cartographie Interne liée au Neidan selon les Taoïstes |
|
Le monde intérieur représenté autrement |
Pour le reste, les artistes martiaux
(et grand nombre de ces moines de mauvaise réputation) étaient certainement
plus des “Jianghu“ 江湖, les fameux “Rivières et Lacs“, bandits de grand chemin
si chers aux romans populaires tel le fameux classique “Au Bord de l’Eau“ 水滸傳.
Cette littérature abondante nous renseigne en effet sur ce que nous pouvions majoritairement
trouver dans les périodes de ces écrits. Des hommes violents qui faisaient
usage de la violence sans une quelconque recherche philosophique, l’utilisation
de la violence étant une réponse acceptable aux problèmes de leur époque.
Nombre de biographie de ces
“maîtres“ du passé les présente comme des fugitifs recherchés pour des
homicides divers, ou comme des rebelles sans foi ni loi autre que la leur. D’ailleurs,
même dans les cas ou des figures martiales importantes prônaient des valeurs de
moralité, nous pouvons observer en étudiant leurs vies que nombre de ces
préceptes n’étaient pas respectés par ceux-là même les divulguant*1. Les
témoignages ne manquent pas sur le sujet, mais c’est également vrai dans
l’autre sens… En effet, comme une pièce à toujours deux faces, il existait également
plus tardivement des hommes pour lesquels la morale et le combat allaient de
pair. Des maîtres de l’ère républicaine tels que le très fameux Sun Lutang 孫祿堂((1860-1933)
expert de Taiji-Bagua-Xingyi) ou encore l’escrimeur émérite le général Li Jinglin
李景林 (1885–1931), firent un grand travail théorique
d’assimilation de l’art martial avec des principes métaphysiques et couplèrent
cela au développement personnel. Parallèlement, des maîtres comme Tang Hao 唐豪 (1897-1959) développèrent une idée plus moderne des arts
martiaux, réexpliquant ceux-ci, les dépoussiérant de toutes les croyances
ésotériques considérées comme étant une des sources majeures des problèmes dont
souffrait la chine et comme étant une preuve de leur société arriérée. Leurs écrits
influencèrent toute la société martiale de leur époque et continue de le faire
de nos jours.
|
Maitre Sun Lutang en 1930 |
Comme je le
disais plus haut, cette tendance existait déjà par le passé mais n’était étudiée
et valorisée que par les élites érudites et se développèrent surtout une fois
que les armes à feu firent leur apparition. Il fallait bien redonner un sens à
la pratique martiale devenu dès lors obsolète. Comme ce fut ces élites qui
écrivirent sur les arts martiaux, et non les pratiquants lambdas illettrés qui
étaient infiniment plus communs, tout le monde pensa que le but des arts
martiaux fut, depuis leur origine, le développement personnel.
Pourquoi
l’art martial semble-t-il alors si souvent assimilé à la religion ou à ses
moines ?
La mythologie
s’est emparée de l’histoire. Par exemple, dans le Fujian, diverses déités
locales sont considérées comme étant les créateurs/créatrices de nombreuses
boxes. Au même titre, le bâton de Shaolin a pour origine mystique la divinité
Jin Naluo 紧那罗. Également, certains
styles ont carrément pris pour noms Fo Quan 佛拳 [boxe bouddhiste] en mandarin ou Fat Gar Kuen 佛家拳 [famille bouddhiste] en cantonais. Le Taiji Quan lui-même
fut associé (à tort) à l’ermite Taoïste devenu immortel, Zhang Sanfeng 张三丰. Les boxes des “disciples du bouddha“ 罗汉拳 [Lohan Quan]
ne se comptent plus, tout autant que les récits de moines itinérants redressant
les bandits et prêts à sauver la veuve et l’orphelin.
|
Jin Naluo créateur légendaire du batôn de Shaolin |
Il faut également savoir qu’en
dehors de la pratique même des moines, les temples furent des lieux privilégiés
d’enseignement et de démonstration. Les maîtres locaux utilisaient souvent les
lieux pour dispenser leurs enseignements (c’est encore aujourd’hui le cas).
Également, comme l’art martial faisait partie de la vie de la communauté, ils
étaient démontrés lors de festivals se tenant généralement dans ces mêmes
temples*2. Les artistes martiaux s’adonnaient donc à certains rituels et prenaient
couramment part à des processions…
|
Pratiquant le bâton lors d'un festival religieux en l'honneur de Tin Hau, déesse de la mer. Hongkong 2011 |
Un excellent exemple de cette
tendance se trouve dans l’histoire du développement de la secte Tian Di Hui 天地会 [Société du Ciel et de la Terre] qui prit pour habitude
d’utiliser les temples pour la formation de leurs rebelles/combattants au
milieu de la dynastie Qing (1644-1912). Les créateurs de la Tian Di Hui furent
des moines, de diverses obédiences, nous avions donc là des religieux acceptant
d’utiliser les armes pour leur idéologie. Leur légende très connue du grand
publique par le biais des Wuxia 武侠 (romans martiaux) contant leurs
exploits contribua à la popularisation de l’idée.
L’art
martial développement personnel ou développement spirituel ?
Pour commencer
il faut arriver à s’accorder sur le sens que l’on donne à l’un et à l’autre. Le
développement personnel dans le sens où je l’entends (ceci est très personnel
et argumentable) est la recherche d’équilibre entre le physique et le mental,
le juste milieu apportant l’équilibre d’un être. Cela peut se traduire par le
dépassement de soi, de ses doutes, ses faiblesses, la recherche du bien-être
dans la santé, l’aspiration à devenir quelqu’un de meilleurs… et cela passe par
l’apprentissage de la rigueur, de la discipline et de la concentration.
Quant au
développement spirituel, c’est ce qui a affaire au divin, au monde de
l’invisible, à la vie après la mort ou en toutes sortes de croyances occultes et
ésotériques. L’accession à un certain état de conscience avancé ou de sagesse
et cela passe par les prières, la méditation, la contemplation….
Le spirituel
n’est pas uniquement destiné à être un véhicule pour devenir quelqu’un de
meilleur, il s’agit certaines fois uniquement de se rapprocher des esprits et
ceux-ci peuvent être malins. L’appel des démons par la prière ou les cérémonies
font partie de l’équation.
Développement personnel et
développement spirituel ne sont également pas toujours aisés à distinguer car
quelquefois ces deux chemins peuvent se croiser.
Comme je le
disais, il faut faire attention, et c’est ici que cela se complique, la
“spiritualité“ en chine ne fut pas forcément synonyme de “recherche intérieur“
ayant pour but de devenir qu’un de meilleur. Pour bien comprendre, il faut
replacer le rapport au divin, au religieux dans la chine ancienne, et ne pas
l’aborder tel que nous le comprenons dans notre société occidentale moderne.
Les chinois ne furent pas pratiquants dans le sens où nous l’entendons (à
l’exception des moines…et encore…). Pour la majeure partie, ceux-ci ne
pratiquaient pas le bouddhisme et le taoïsme dans l‘espoir de devenir meilleur,
de développer leur bonté ou d’accéder à l’éveille de l’esprit. Tel que je le
présentais plus haut, ils suivaient majoritairement la religion populaire et
leurs croyances locales par habitude et par foi mystique. Des rituels
d’exorcisme et d’appels d’esprits par la prière étaient légion dans les temples
(nous y reviendrons) et ceux-ci n’avaient également pas pour objectif l’accès à
l’illumination ou l’élévation de l’esprit dans le sens noble du terme ; il
s’agissait souvent simplement de croyance en des dieux divers capables de les
supporter. Il existe en chine des dieux pour tous sujets, types d’occupations
et d’activités journalières. La vie des chinois était entièrement baignée dans
le mystique, c’était un trait culturel et la majorité des chinois s’y
soumettaient, artiste martial ou pas.
L’art militaire fut également
composé de rituels magiques et de charme, de prière avant de partir en guerre.
Il existait donc ici encore une foi en des dieux pouvant les assister/protéger,
mais il n’était ici une nouvelle fois pas encore question de les rendre
meilleurs. Ces pratiques “spirituelles“ avaient pour objectif de leur apporter
force et détermination dans l’action.
L’art martial devenu véhicule de développement personnel
En quoi l’art martial peut être un véhicule de développement
personnel ?
En mon sens,
par le culte facilement reconnaissable l’entourant. Par l’addition de la
méditation, de la philosophie de Confucius et ses principes moralisateurs
(devenus le Wude 武德, la
vertu martiale), du Nei Gong (travail du souffle), qui ramène au calme après la
tempête, par le culte des ancêtres qui enseigne le respect, mais aussi par
l’exigence, l’abnégation, la constance, la concentration et la volonté que
requière l’entrainement pour être sérieusement efficace et acquérir la
confiance en soi. Frapper ses mains contre des pierres, répéter inlassablement
des mouvements visant à détruire un adversaire ne peut être salvateur d’un
point de vu de la spiritualité. Donc développement personnel oui, mais pas
développement spirituel dans le sens d’une recherche de perfectionnement
intérieur ou d’accès à l’invisible ; il me semble important de faire la
distinction. Ce dernier ne peut venir que par le papier que nous avons placé
autour du bonbon.
Cette idée de développement
spirituel se faisant par la pratique religieuse et de méditation, et non la
pratique martiale, semble se confirmer dans les paroles de moines éminents
telles que celles prononcées par l’abbé de Shaolin par procuration, le vénérable
Shi Suxi 释素喜 (1924-2006) avant sa
mort : “Shaolin est le Chan, pas la boxe“ 少林 是 禅 不是 拳
Shàolín shì Chán, bùshì Quán. Cette phrase renseigne sur le degré d’importance
qu’il accordait à l’un comme à l’autre et sous-entend clairement le véhicule
qui devait être utilisé pour atteindre un degré avancé de spiritualité.
|
Maître Shi Suxi |
L’exception
qui confirme la règle
Une exception
pourtant pourrait enfreindre la règle, celle de l’instrumentalisation de la
religion dans les sociétés secrètes tardives tel que la secte du “Lotus Blanc“,
la secte des “8 Trigrammes“ ou encore pour les derniers, les “Poings de Justice et Concorde“ 义和团 connus pour leur fameuse
“révolte des boxeurs” ayant pris part en juin 1900 à Pékin avec la prise
des légations étrangères connu sous le nom des “55 jours de Pékin“.
L’idéologie de ces différentes
sectes fut généralement un mélange de diverses doctrines religieuses,
métaphysiques ou philosophiques. L’art martial fut un outil dont elles se
servirent pour atteindre leurs objectifs, mais leurs arts martiaux furent
quelquefois emplis de croyances et pratiques magiques et chamaniques diverses. Les
membres des “Poings de Justice et Concorde“ 义和团 furent par exemple
adeptes du Shen Quan la “boxe des Esprits“ 神拳. Ces derniers
s’administraient diverses drogues et psalmodiaient des incantations ou prièrent
variées ; ils s’adonnaient donc à des pseudo-rites religieux. Une des
méthodes consistait à griffonner des charmes sur des papiers rouges (Fulu 符籙),
les bruler, en mélanger les cendres avec de l’eau et les ingurgiter. Ils se
pensaient alors possédés de toutes sortent de divinités ou de personnages de
romans semi-légendaires. Ainsi, les fameux Sun Wukong (le roi singe), Guan Yu
(général et dieu des arts martiaux), Yue Fei (autre général fameux), Xuanwu
(dieu martial taoïste des monts Wudang) etc… prenaient vie et étaient censés les
investir de leurs pouvoirs pour leur apporter victoire et invincibilité… y
comprit, au passage, contre les tirs de fusils des soldats étrangers. A ce
sujet, un Chenyu 成语 (expression
idiomatique en 4 caractères) sert à décrire une personne de caractère possédant
une immense rigidité idéologique, tel ces fameux boxeurs…: “Epées et
lances ne peuvent pénétrer“ Dao Qian Pu Ru 刀槍不入.
Bien que les cérémonies de
possession par les esprits [Shen Gong 神功 ou Shen Da 神打]*3 soient très anciennes en chine (on parle déjà de shaman [Tongji 童乩]
les exécutant dès les Han de L’Est 25-220), cette pratique de “Boxe des
Esprits“ en tant que “art martial“ naquit au nord-ouest et fut rencontrés
premièrement autour de 1896. Un moine bouddhiste du nom de Xin Cheng est
considéré comme en étant le père. Un magistrat rapporta que Xin Cheng avait
étudié la boxe Shaolin, et la lance fleurie. Ce dernier aurait ouvertement
proclamé que son corps entier était renforcé de Qigong et que quand le Jingang
(divinité bouddhique) le possédait, il était invulnérable aux balles et aux
lames.
|
Shen Gong par un shaman à Taiwan |
Dans les débuts, ses créateurs
passaient de village en village pour, grâce à leur pouvoir supposément acquis
de leur pratique martial, soigner la population de diverses affections. Ils
refusaient généralement rémunération, ce qui les rendit de fait très populaire.
De cette manière, ces boxeurs recrutaient de nouveaux adeptes et officiaient
généralement dans les temples.
Nous avions donc là un réel mélange
de “pratiques religieuses“ ou plutôt ésotériques et d’art martiaux.
Conclusion
Donc, arts
martiaux d’obédiences « religieuses » pas vraiment, mais des arts
martiaux pratiqués par des religieux, certainement. L’iconographie religieuse
est bien présente dans ceux-ci, l’influence de ses images est certaine et
ancienne, mais c’est également et surtout le cas d’influences culturelles au
sens large, les différents éléments la constituant étant passés de l’une à
l’autre, ainsi, il ne peut être raisonnablement fait état de “styles
religieux“.
Arts martiaux pratiqués pour le
développement personnel ? Rarement dans le passé et majoritairement par des
élites tout au moins jusqu’à l’ère républicaines et les grands maîtres
divulgateurs. Bien que cette tendance fût tardive dans l’histoire de la chine,
elle a bien existé et est devenue ce que l’on connaît aujourd’hui, et c’est une
magnifique progression. La tradition ne l’oublions pas, n’est pas ce qui n’a
jamais été transformé, mais bien ce qui fut transmis d’une génération à
l’autre, avec toutes les influences et innovations qu’elle put subir.
Développement spirituel par
la pratique de l’art martial ? Aucunement dans le sens d’un développement de la
bonté, les us et coutumes pratiqués dans les arts martiaux chinois proviennent
majoritairement des règles du confucianisme, le respect de la parole donnée, le
respect des ancêtres, le bon comportement en société et le respect de la
dignité d’autrui (la fameuse “face“ chinoise) et tout ceci n’a rien de
religieux. Le développement spirituel des moines se fit semble t’il au moyen de
leurs pratiques religieuses et non physiques.
La monde “spirituel“
en chine est quelque chose de mal comprit par le profane. Il n’était
généralement pas question de bon ou de mauvais, mais souvent plus de créer un
pont entre le monde des esprits et le monde des vivants par l’appel de déités
ou la possession. Également, le Neidan fut avant tout une quête de longévité,
mais comme ce “travail interne“ était également vu comme pouvant apporter des
pouvoirs magiques transcendant le monde des humains (encore une fois de façon
positive ou négative sans distinction). Comme il fut intégré dans l’art
martial, le pratiquant occidental fit l’amalgame, se transportant dans
l’imaginaire spirituel émanant des films….
Quant à la
réalité pragmatique en liens avec ces pratiques hétérodoxes, je laisse chacun
libre de son opinion.
Cela étant,
est ce que ça empêche un pratiquant d’être “spirituel“ ? Aucunement, comme
je le disais, chaque pratiquant est une entité à part entière et possède sa
propre personnalité et ses propres intérêts, et comme il existe autant de type
de maitres que de chinois en chine… il existe au même niveau possiblement
autant de pratiquants n’en n’ayant pas l’intérêt que d‘autre pour qui la
spiritualité est d’une importance majeure. Quoi qu’il en soit, je ne me soumets
toujours pas à l’idée d’un arts martial « spirituel » par sa pratique
physique, et si celui -ci peut sans nul doute nous rendre meilleurs c’est bien
par l’enveloppe culturel qu’il revêt et non sa pratique de l’art de tuer
autrui, car là fut son objectif d’origine.
Pour finir, rappelons-nous bien
qu’il existe peut-être autant de façon d’appréhender l’art martial qu’il existe
de pratiquant, mais ne nous laissons pas influencer par les lectures faciles et
les films donnant une vision romantique de ce qu’ils purent être. L’examen de certains
sujets traitant des arts martiaux doit être soumis à l’étude par les faits, tandis
que d’autres sont sujet à interprétation ; même s’il est vrai que
concernant l’étude de l’histoire, faits et interprétations sont une fois de
plus intimement liés…
*1 J’ai rencontré personnellement à Hongkong des chefs de clans, d’écoles martiales (dont je tairais pour le moment les noms), ayant pignon sur rue, s’avérant être des hautes figures de la pègre locale. Enseignant le Kung-fu dans leur école dans l’après-midi et réglant leurs affaires à la nuit tombée. Les codes moraux étant très présents dans la pègre et étant finalement souvent assez similaires aux principes confucianistes, ils restent à géométrie variable selon la nécessité de la situation.
*2 Ces processions sont encore
aujourd’hui courante à Hong Kong, Taiwan ou Singapour. Lors d’un de mes voyages
à Hongkong, alors que je résidais dans un bidon ville du quartier de Cha Kwo
Ling situé au nord-est de la péninsule, j’ai pu assister à une de ces
célébrations. Le bidonville placé en bord de mer est attenant d’un temple dédié
à la déesse de la mer Tin Hau 天后, la mère protectrice des marins. Au
mois de mai, tous les temples de Tin Hau fêtent l’anniversaire de la déesse. Le
soir du réveillon, à la nuit tombée, l’association du quartier procède à la
danse du Qilin, démarrant à l’entrée du village et passant par son cœur pour en
ressortir à l’opposé, du côté du temple. Le lendemain, le jour de célébration,
de nombreuses écoles de kung-fu tous styles confondus joignent l’événement. Un
cortège est alors organisé par ces dernières le long du front de mer, dans
lequel ses membres font danser leurs Lions, Dragons et Qilins accompagnés de
chars arborant drapeaux d’écoles et armes traditionnelles. La procession
termine au temple, devant lequel des démonstrations de kung-fu sont alors
improvisées au milieu d’un cérémoniel de bénédictions des animaux mythiques et
de leurs joueurs.
*3 Le Shen Gong 神功 est
toujours pratiqué dans divers temples de Taiwan, Hong Kong ou à Singapour. Suite
à certaines incantations l’aspirant entre en transe.
L’ethnie Miao également
exécute une cérémonie leur permettant de grimper pieds nues une échelle constituée
de sabres [Shang Dao Shan] 上刀山.
A Hong Kong, j’ai moi-même visité
à plusieurs reprises un temple continuant de procéder à ce genre de cérémonie.
Le temple porte le nom de Tai Shing Miu 大聖庙 [Temple du Grand Sage] il se situe à Sau Mau Ping à l’est de
Kowloon. La divinité vénérée est le fameux Roi Singe Sun Wukong 孙悟空 [également appelé
“Grand Sage“]. Lors de festivités, le shaman revêt la robe de Sun Wukong et entre
en possession par l’esprit de ce dernier. Il est aujourd’hui établi que les
pratiquants arrivent à réussir ce type de prouesses grâce à l’effet de
l’auto-persuasion et de l’autohypnose.
|
Pratiquant la boxe du singe de fer à l'ancien temple du Roi Singe |
Pour
l’histoire, le temple fut construit sauvagement sur son terrain d’origine. Le
gouvernement fini par le reconstruire plus grand et plus beau à quelques
centaines de mètres, mais des dires des gardiens, la bataille fut longue et le
nouveau temple est aujourd’hui déserté par les fidèles, l’important pour eux
fut, plus que les bâtiments, sa location initiale. J’ai eu le plaisir de
visiter les deux à plusieurs reprises et je dois dire que je préférais
également l’original, tant pour son point de vue sur la montagne que pour la
structure rudimentaire de son bâtiment.
Sources :
Esherick The Origins of the
Boxers Uprising
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